Guido Bernasconi - Qu'avons-nous bien suscité?
Orbe - Aujourd'hui, la vie est très marquée par les images électroniques, généralement accompagnées de bruits, de musique, de voix et de texte. Pour les Digital Natives nés dans les années 1980, les téléphones portables, les ordinateurs, les jeux vidéo, les tablettes, les appareils photo numériques, Internet, les e-mails, les messageries instantanées et les réseaux sociaux ont toujours appartenus à leur quotidien. Leurs jeunes camarades utilisent déjà sans effort, des logiciels d'IA pour rédiger leurs devoirs scolaires ou créer des images. Cependant, l'art, qui analyse et critique ce phénomène, n'a pas nécessairement connu une croissance proportionnelle à cette évolution bien que le travail des artistes, de la recherche à la création d'objets en passant par leur commercialisation, ait radicalement changé. Le danger de l'ivresse visuelle, sonore et linguistique est généralement nié dans la vie quotidienne, bien que le personnel pédagogique et psychiatrique soit depuis longtemps alarmé par l'augmentation des troubles d'apprentissage et des maladies mentales chez les adolescents et les jeunes adultes. Il n'est pas rare que des parents travaillant chez Google, Facebook, Instagram, etc. protègent radicalement leurs enfants contre l'emprise du numérique. L'espoir que la fuite en avant matérialiste et technologique résoudra les problèmes qui nous font face est devenu une stratégie de survie incontestée bien que depuis la crise des années 1970, cela n'ait fait qu'aggraver les choses.
Un artiste se rappelle à nous
C'est pourquoi ce n'est pas insignifiant que Guido Bernasconi (1956, Val-de-Travers, vit et travaille à Neuchâtel) s’introduise dans le biotope de l'art en tant que Digital Immigrant et qu'il étudie la relation qu'il entretient avec le monde électronique grâce à la méthode de déconstruction-reconstruction de l'image+son+langue qu'il a déjà expérimentée avec succès dans les années nonante. Pendant cette période, le scientifique s’occupant de l'environnement et des systèmes (ETH-Zürich et unine), autodidacte en art, avait été présenté dans une trentaine d'expositions en Suisse et à l'étranger, et avait également intégré des collections publiques. A cette époque, les satellites lancés dans l'espace et les câbles posés dans les fonds marins faisaient progressivement leur apparition alors que l'ordinateur et Internet restaient énigmatiques pour la plupart des gens.
Après plus de 20 ans d'engagement en tant qu'ingénieur forestier dans le canton de Neuchâtel, veillant à préserver la forêt en tant que ressource régénérative au 3e millénaire face au changement climatique et à l'extinction d'espèces, Guido Bernasconi a de nouveau aménagé un atelier en 2017 pour reprendre le fil conducteur et artistique là où il l'avait laissé. Depuis, il a participé à sept expositions. La dernière, et jusqu'à présent la plus riche d’œuvres, à la galerie Zwahlen à Orbe, confirme son retour. Elle est également la première à confronter la série centrale des années 2020 de l'artiste avec son pendant trente ans plus tôt sur lequel le jeune Bernard Fibicher écrivait avec enthousiasme en 1994: « Ce n'est plus la pseudo-réalité des médias, c'est un monde merveilleux, fantastique, surnaturel, ou, en utilisant un fragment de texte dans le collage Conte : « ‹Ce n'est qu'un conte› »
Un scientifique de l'environnement-systémicien devant la télévision
Les images des tableaux des années quatre-vingt-dix et les images de la nouvelle série présentent un processus de travail similaire. Guido Bernasconi passe de longues séances devant la télévision, ce qui a déjà été associé de manière assez pertinente à des dépressions passagères : l'artiste devient fou tandis que son corps devient de plus en plus amorphe. Mais lorsqu'il est confronté à des images, des mots et des phrases qui surgissent et l'interpellent de manière répétée et agressive, il se lève et prend son appareil photographique ou son stylo pour les immortaliser. Ces images entrent alors particulièrement dans l'esprit de l'artiste, où il les associe progressivement aux mots et aux phrases, remplaçant la voix par une musique représentée par les formes et les couleurs typographiques. Il enrichit ensuite les images avec des figures et des structures provenant d'autres sources, souvent répétées dans des tailles différentes, qui font référence à l'aspect structurel et systémique. L’attention de Guido Bernasconi étant finalement portée sur la confrontation avec les évènements apparemment transmis 1:1 en direct dans les nouvelles et les reportages télévisés. Notamment grâce à l'inconscient qui joue le rôle principal au cours de ce processus de digestion, la séparation entre les narrations utopiques et dystopiques de ces formats peut être à la fois comblée et comprise. L'hypothèse formulée par l'artiste est que l'utopie et la dystopie dans la narration télévisuelle non seulement s'influencent mutuellement mais produisent aussi ce monde qui connaît des bouleversements de plus en plus accélérés.
Cependant, il y a aussi des différences dans le processus de travail, ne serait-ce qu'en raison des matériaux et des technologies disponibles vers 1990 par rapport à ceux qui sont omniprésents aujourd'hui et qui conduisent également à un résultat différent en raison de la prise en compte subtile et intelligente de l'artiste.
D'une offre à voir déstabilisante ...
Il y a trente ans, il photographiait avec un appareil analogique des tubes cathodiques dont le cadre sombre apparaissait toujours dans ses compositions finales et définissait immédiatement leur origine. Pour traiter les images de base sélectionnées, il utilisait des photocopieuses couleur qui venaient d'être commercialisées pour les bureaux et les écoles. Grâce à ces machines, il s'appropriait les structures et les figures ainsi que les polices de caractère superposées aux images de base, généralement à partir de livres de bibliothèque, en les reproduisant et en les agrandissant ou en les réduisant de manière sauvage - parfois jusqu'à ce qu'elles deviennent presque méconnaissables. Mais surtout, il reproduisait les collages terminés à l'aide de photocopieurs couleur, en cinq exemplaires sur neuf feuilles A3, qu'il fixait sur un grand carton épais avec de petits espaces et plaçait dans un cadre vitré. De cette manière, les œuvres renvoient naturellement à l'idée de la peinture de la Renaissance comme fenêtre sur le monde, les artistes tentant souvent de maîtriser la réalité pièce par pièce à l'aide d'une grille de bois et de verre. Et c’est en effet cette approche qui a été automatisée par les médias électroniques, où elle s'effectue dans des unités désormais presque invisibles. Cependant à travers la manière innovante et idiosyncrasique d'éditer ses collages, Guido Bernasconi créait une image déstabilisante. Entretemps le caractère de «Do It Your Self» ainsi que le contraste entre le noir et les superpositions criardes de magenta, de cyan et de jaune de ces tableaux représentent une mémoire fulgurante de la culture et de l'époque de la chute du rideau de fer, entre le punk et l'électro. Ils n'ont en rien perdu de leur vigueur !
... à une plastique qui oriente le regard
Aujourd'hui, Guido Bernasconi utilise son iPhone pour prendre des photographies à partir de téléviseurs à écran plat, souvent même en mode vidéo, ce qui augmente considérablement le nombre de possibilités d'images disponibles pouvant en outre être facilement retravaillées sur l'iPhone ou sur un ordinateur. Elles acquièrent ainsi un certain arbitraire notamment en termes de formats. Guido Bernasconi, qui est principalement un artisan, travaille désormais à la manière des street artists c’est-à-dire avec de la peinture acrylique et des pochoirs bien que les figures et les structures ainsi que la typographie qu'il utilise désormais se trouvent sur Internet quand il ne crée pas lui-même la typographie à l'aide de logiciels. Mais surtout, Guido Bernasconi finit par transférer ses œuvres actuelles sur des toiles au moyen d'un scan dans un atelier graphique équipé d'une imprimante à jet d'encre. Et enfin, ces toiles sont ensuite tendues sur un châssis classique.
L' «Ink Jet Art» de Guido Bernasconi semble pour autant tout aussi trashy que le «Copy Art» des années antérieures. En effet, ne peut-on pas acheter dans des magasins d'ameublement à bas prix ces toiles encadrées, celles-ci reproduisant habituellement des photographies de filles façon Richard Hamilton, plages bordées de palmiers, animaux dans la jungle ou vues de gratte-ciel ? Cependant, bien que cet «Ink Jet Art» soit également dépourvu de toute surface significative, tout comme les images télévisées de base, les observateurs se retrouvent désormais face à une sculpture anthropomorphique dotée d'un volume ainsi que d'une peau et d'un squelette, une plastique qui leur ressemble quelque part; cette rencontre avec un vis-à-vis tangible leur permettant de se sentir dans le moment présent. Dans cette nouvelle série d'œuvres, cet aspect stabilisateur du corps et de l'esprit est renforcé par le fait que les images télévisées sont superposées avec beaucoup moins d'éléments supplémentaires de nature plus abstraite que figurative, disposés de manière plus symétrique.
Les spectateurs sont ainsi peut-être plus à même, tels des paratonnerres, de décharger le choc électrique de l'image par leurs pieds dans le sol. Cela semble d'autant plus nécessaire que les nouveaux champs de tension ouverts par cette série d'œuvres sont devenus encore plus brutaux et provocants qu'à l'époque du «Copy Art» dans les années 1980 et 1990. Il n'est donc pas surprenant que plusieurs tableaux abordent les questions de la crise environnementale, de la crise sociale ou de la crise migratoire. Ce qui est particulièrement impressionnant, c'est comment Guido Bernasconi parvient à capturer l'explosion cognitive, psychologique et physique que nous inflige le «régime pharmacopornographique» (Paul B. Preciado) de notre époque. ‹BURN OUT›, ‹ALONE›, ‹BONDAGE›, ‹FIST›, ‹LOST›, ‹EYES WIDE SHUT›, ‹ANGEL DUST›, ‹WOR› et ‹LIE› sont des emblèmes de notre temps.